domenica 2 novembre 2008

le travail fantome en france

III. Le travail fantôme des chercheurs de travail

Selon le reporting de la dernière info-coll des ERD, le représentant impétrant de la DAGEMO a saisi le SCRE du cas d’une conseillère lambda ANPE qui, après un entretien flash dans le BEC, a papé une DE dont l’ARAF était incrémentée d’une ARE, négligeant de procéder à une GL de sa toponymie dans une des listes ; l’agent a ordonné la re-critérisation de la fiche de ladite fonctionnaire. Pour sa défense, la conseillère dont l’écart venait d’être diagnostiqué, donnant pour preuve de sa pro-activité l’enregistrement de ses derniers entretiens BMO, a fait valoir que la durée de la fenêtre de tir ne permet guère un suivi personnel de tous les cas en reprise de stock .
Pierre Bourbaki

Moi aussi, j’attends de revenir… J’erre dans l’Hadès du chômage, tapi dans ce que Kundera appelle la « pénombre de dépersonnalisation ». Car il est exilé, banni, excommunié, celui qui pointe à l’ANPE. En entrant dans l’antimonde des demandeurs d’emploi, son identité se défait, se morcelle. Il devient une âme morte parmi les vivants.
Jean-Louis Cianni, La Philosophie comme remède au chômage, p. 55



Petit lexique de l’ « Harmonisation des Pratiques » .

Reporting : rapport
info-coll : « information collective », réunion de représentants des agences et des
chômeurs
ERD : Équipes Régionales de Direction
DAGEMO : Direction de l’Administration Générale et de la Modernisation du Ministère de
l’Emploi et de la Solidarité
SCRE : Service de Contrôle de la Recherche d’Emploi, véritable police des chômeurs
critériser une fiche : remplir une fiche
ANPE : Agence Nationale Pour l’Emploi
entretien flash : entretien dont la durée reflète le slogan « savoir mieux gérer son temps » ;
antonyme : entretien chronophage
paper : intégrer dans l’Actu PAP
Actu PAP : Actualisation de Projets d’Actions Personnalisées
impétrant : nouveau dans le service
BEC ou « box »: Bureau d’Entretien Conseil
DE : demandeuse-deur d’emploi
incrémenter : ajouter (un chiffre à un autre chiffre)
ARAF : Aide à la Reprise d’Activité des Femmes
ARE : Allocation Retour d’Emploi
GL : gestion de liste = radiation, suppression d’un revenu de remplacement
écart : anomalie de conduite pouvant être objet d’un diagnostic
agent pro-actif : agent bien noté pour son activisme ostentatoire
entretiens BMO : enquêtes téléphoniques sur leur Besoins de Main d’œuvre que tout agent pro-
actif se doit de mener auprès des employeurs potentiels de sa clientèle de DE
fenêtre de tir : période de réception des chômeurs par les conseillers ANPE
reprise de stock : réception des clients que l’agent n’avait pas encore rencontrés
« harmonisation
des pratiques » : euphémisme appartenant au lexique des mots empêchant l’expression de
maux .



Le parcours du chômeur demandeur d’emploi
En France, l’Agence Nationale Pour l’Emploi (ANPE), entreprise publique à responsabilité publique, soumet les chômeurs demandeurs d’emploi (DE) à des entretiens conseil réalisés dans des bureaux ou ‘boxes’ ad hoc durant la partie de leur journée de travail que les conseillers nomment leur fenêtre de tir. Les conseillers ANPE sont censés être choisis pour leurs dons d’écoute et d’empathie et être pour autant capables de conduire des entretiens en profondeur ouvrant sur un suivi individualisé et un éventuel contrat d’accompagnement. Face à la foule des candidats, les chefs de service recommandent toutefois à leurs subordonnés de « mieux gérer leur temps », ce qui signifie « être bref », « décider en un éclair », « sauter à la conclusion » quitte à « être unilatéral », toutes attitudes qui caractérisent l’entretien flash.
Pour sa part, l’Association pour l’Emploi Dans l’Industrie et le Commerce (Assedic) est une assurance contre le chômage financée par les cotisations des salariés et de leurs employeurs. Les agents Assedic, qui gagnent en moyenne 30% de plus que leurs homologues ANPE, sont soumis à des règles de « rentabilité » encore plus draconiennes.
Davantage que sur ses qualités humaines « d’écoute et d’empathie », le conseiller ou l’agent est en effet noté sur sa productivité positive et négative, en l’occurrence sa capacité de critériser des fiches d’entreprise de chômeurs réinsérés et de radier les chômeurs malins (en jargon d’harmonisation des pratiques : de procéder à une GL de leurs toponymies). Le conseiller pro-actif doit être à même, dès les premières minutes passées dans le box avec son client d’orienter celui-ci vers le parcours qui sera le sien durant l’éventuelle période d’accompagnement.

Trois parcours possibles sont diagnostiqués : ceux qui « sortent naturellement des fichiers » ; ceux pour qui il faut « mobiliser des prestations d’appui ponctuel » ; ceux pour qui « mobiliser immédiatement un appui renforcé ».

D’où émane ce langage ? Du service d’urgences d’un grand hôpital ? Des services de réinsertion sociale d’une prison ? Ou de la direction d’une boîte de préparation au bachot ? C’est le langage du triage : prisonniers destinés aux travaux du camp, malades sélectionnés pour la visite du grand médecin de passage, pauvres orientés vers un service d’assistance idoine. Ou candidats inclassables parce qu’intraitables, lycéens inaptes aux cours de rattrapage, prisonniers indignes d’une mise en liberté surveillée.
Heureux le chômeur qui sort naturellement du fichier… On croirait entendre parler d’une espèce rare d’oiseau, seul capable de s’envoler et de quitter la réserve… Ces trois parcours ressemblent fortement aux niveaux « R1, R2, R3 » utilisés avant l’invention du profilage : autonomie, appui ponctuel, accompagnement. La seule différence notable, c’est l’intromission de l’Assedic à un nouveau maillon décisif de la chaîne. Lors d’expérimentations faites çà et là en 2005, on a vu l’Assedic « inviter » l’ANPE à inscrire un chômeur comme couvreur, au motif qu’il venait de terminer un contrat de ce type. Et le gars effaré de protester : « Mais non, je leur ai dit que je voulais plus faire ça. J’ai pris ça pour me dépanner, c’est pas mon métier ».

De l’aveu de bien des conseillers, ce qui leur est demandé, ce triage, est un « boulot de flic ». Parfois, les préposés au triage se révoltent. Dernièrement, un conseiller ANPE a été présenté devant le juge d’instruction, après avoir vu son appartement perquisitionné.
Avait-on retrouvé chez lui des bidons d’essence, des cagoules, une liste de copains fous furieux, le plan des agences détruites, leurs codes d’accès ? Non. Il avait déposé sur un forum du site actuchomage.org le message suivant :
« J’informe les énervés qui crament les ANPE qu’il en reste encore : donc suivez le guide ANPE de XXXX :XX, bld XXXXX. Qui sème la misère récolte la colère. Les mots ne sont jamais trop forts quand il s’agit de qualifier le traitement actuel des chômeurs. Dans la réalité d’une ANPE, vous assistez aux reprises de fin de stock, GL2, GL3 (radiations), convocations. C’est comme une usine capitaliste normale avec des numéros de produits correspondant à des humains. J’ai lu ici et là l’évocation du STP et je confirme qu’il y a de cruelles ressemblances…
Un conseiller dégoûté, énervé, agité, syndiqué mais souvent impuissant face à la gangrène néo-libérale qui ronge notre monde ».
Ce message a été rapidement supprimé, de sorte qu’il a été vu par moins de trente personnes en tout. Qualifié d’ « incitation à un délit dangereux », il fait néanmoins peser sur le conseiller la menace de cinq ans de prison : une pure aberration.

Officiellement, le chômeur qui s’adresse à l’ANPE est usager d’une institution publique, alors que celui qui cotise à l’Assedic est client d’une institution privée fonctionnant comme une assurance. En réalité, il n’y a pas de différences essentielles entre la forme publique et la forme privée de la clientélisation des pauvres, en l’occurrence des chômeurs, qu’ils soient assurés ou non contre le chômage.
Le chômeur est-il usager ou client ? Parler de clientèle est particulièrement curieux dans le cas de personnes en recherche d’emploi. « C’est pas important, c’est juste un mot », dixit un conseiller .

À en croire Viviane Forrester, ce langage à la fois clinique et policier, cet affichage de services à rendre à des chômeurs qui sont des travailleurs en suspens (pour l’ANPE) et à des travailleurs qui sont des chômeurs en sursis (pour l’Assedic) est le langage d’un monde disparu mais encore vociférant face à un monde nouveau qui l’investit silencieusement :
Quant au monde inédit qui s’installe sous le signe de la cybernétique, de l’automation, des technologies révolutionnaires, et qui exerce désormais le pouvoir, il semble s’être esquivé, retranché dans des zones étanches, quasi ésotériques. Il ne nous est plus synchrone. Et, bien entendu, il est sans lien véritable avec le « monde du travail » dont il n’a plus l’usage et qu’il tient, lorsqu’il lui arrive de l’entrevoir, pour un parasite agaçant signalé par son pathos, ses tracas, ses désastres encombrants, son entêtement irrationnel à prétendre exister. Son peu d’utilité. Son peu de résistance, son caractère bénin. Ses renoncements et son innocuité, enfermé qu’il est dans les vestiges d’une société où ses rôles sont abolis. Entre ces deux univers, rien qu’une solution de continuité. L’ancien périclite et souffre à l’écart de l’autre, qu’il n’imagine même pas. L’autre, réservé à une caste, pénètre un ordre inédit de ‘réalité’ ou, si l’on préfère, de déréalité, où la horde des ‘demandeurs d’emploi’ ne représente qu’une blême cohorte de revenants qui ne reviendront pas .

Et entre l’ancien monde du travail et le nouveau système qui le ronge et l’investit sans bruit de l’intérieur, la langue de bois des organismes de « lutte contre le chômage » fonctionne comme une interface. Selon Jean-Pierre Dupuy, une interface est le minimum d’information sur le système qu’un sous-système doit absorber pour fonctionner adéquatement. Selon Dupuy toujours, cette « information » peut n’être que le voile de l’ignorance de la vraie nature d’un ordre social qui fonctionne d’autant mieux que cette ignorance est plus générale.
Les sigles fleurissent. Un glossaire est distribué aux impétrants pour leur éviter (ou leur permettre ?) de devenir fous. Il démarre par un aveu : « Difficile de lutter contre les sigles, autant les apprivoiser ». Loin de les traquer, pourtant, l’Agence les encourage. Ils permettent d’édulcorer, voire d’occulter la réalité. Bizarrement, dans cet inventaire ne figure pas l’abréviation la plus célèbre, la GL (pour « gestion de liste ») : « radiation », pour les intimes, autrement dit suppression pure et simple du revenu de remplacement. Concrètement, dans le cas où les allocations fournissent le seul revenu du foyer, la GL se traduit immédiatement par un découvert bancaire, le loyer impayé, les factures idem, l’huissier, etc. Il est tellement plus commode de « pratiquer des GL » que de radier des individus, ou, pire, de supprimer les revenus d’une famille. Faisons l’essai ; au lieu de : « Les enveloppes, là, c’est des GL3 ? » lançons un joyeux : « Le courrier, c’est des privations de ressources ? » Tout de suite, l’ambiance retombe.
Hélas, le choix des mots utilisés pour la rédaction des courriers n’appartient pas au conseiller. Des modèles préexistent, dans l’ordinateur, qui ont été générés au niveau national…


« Nous sommes tous des femmes enceintes allemandes »

La généticienne Silja Samerski a écrit une thèse de doctorat sur les entretiens conseil - encore facultatifs - vers lesquels les médecins allemands orientent les femmes enceintes appartenant à certains groupes statistiques de femmes en risque. Curieuses similitudes entre la consultation génétique aux femmes enceintes et la séance conseil d’un chômeur disposé à initier le douloureux processus de gestation d’un emploi !
Dans ce travail, j’aimerais, par une étude particulière des entretiens entre femmes enceintes et conseillers génétiques, examiner dans quelle mesure les institutions de conseil contemporaines obligent à une remise en question générale de la notion de décision. À partir de l’exemple concret du conseil génétique, j’aimerais examiner les nouvelles significations du terme de décision introduites par les conseillers et suivre les implications et les possibles conséquences de cette nouvelle manière de penser pour les femmes enceintes en particulier et, plus généralement, pour la clientèle des innombrables conseillers de tous types offrant actuellement leurs services .

Certes, pas plus que les contestataires de 1968 n’étaient tous des juifs allemands, les chômeurs-euses français et françaises ne sont littéralement des femmes enceintes allemandes. Ils et elles sont toutefois soumis à un processus de clientélisation analogue, dans lequel l’obligation de décider devient l’interface qui en fera des sous-systèmes d’un système insidieusement totalitaire. Dit en termes moins pathétiques, tous les conseils professionnels orientant leurs clients sur un parcours de risques ont un trait en commun : contrairement aux médecins et autres professionnels autoritaires d’antan, ils remettent la décision aux mains des conseillés. Mais de quelle décision s’agit-il ? D’abord, répétons-le, la décision, telle que l’envisagent les conseillers de tous ordres, est une interface entre le monde vécu des clients et le système dans lequel sont enfermés les conseillers ou, comme ils se définissent souvent eux-mêmes, les facilitateurs d’informations à la décision. Selon Silja Samerski, le propos initial de son étude était le suivant :
Je voulais réfléchir sur l’abîme entre les soucis et des espérances des femmes enceintes, tels qu’elles les expriment dans leur langage, et les concepts d’origine technique déguisés en science populaire dont est construit le discours des experts. En effet, la femme qui accourt à la séance d’orientation génétique pense très concrètement à la santé et au destin de cet enfant qu’elle attend . Le conseiller, pour sa part, émet des jugements sur la base d’analyses de laboratoire, de données statistiques, du profil moyen de la classe des cas auxquels l’enfant à venir est censé appartenir en vertu de quelque déviation biologique de la norme.
En considération de cet abîme, y avait-il un sens à prétendre que des femmes douées de sens commun pussent prendre leurs propres décisions à partir d’un discours sur les probabilités, les génotypes ou la caryocinèse ?

Le chômeur qui accourt à la séance conseil de l’ANPE, de l’Assedic ou d’une quelconque agence de placement pense concrètement à sa famille, aux gosses, à l’appartement qu’il désire conserver et donc au loyer qu’il doit payer, aux repas à préparer, aux frais d’inscription du plus grand dans une école spéciale, ou aux livres qu’il faut acheter, aux habits, souvent aux médicaments. Mais une fois dans le ‘box’, il fera face à un conseiller en base avant ou fenêtre de tir jusqu’à midi dont la fonction principale – selon le langage de l’agence - est, s’il s’agit d’une reprise de stock, de critériser la première fiche du DE et de l’orienter sur un parcours pouvant se conclure par une fiche d’entreprise. Ici, quand bien même les blocs dont est fait le discours du facilitateur d’informations à la décision ressortissent davantage à la pop administration qu’à la pop science, le but est toujours d’obtenir que le client s’attache lui-même au système. L’ANPE qualifie d´autonomie contrainte cette ‘autogestion de stock’ par ses composants individuels. Mais, comme le remarque Fabienne Brutus, « l’autonomie contrainte se passerait bien de la référence à l’autonomie ». Pour revenir au cas des femmes enceintes allemandes, y a-il quelque chose à décider dans la « décision » que leurs conseillers génétiques ont pour mission d’extraire d’elles ?
Toutefois, dès les premières des trente séances d’orientation génétique auxquelles j’assistai, je me rendis compte que les termes mêmes dans lesquels je posais ma question empêchent d’y répondre. Ce que le conseiller génétique exige implicitement de ses clientes, et qu’il appelle décision me parut soudainement ressortir à une manière absolument inédite d’agir dans le présent en fonction d’un futur incertain, mais calculable statistiquement .

Dès lors, la question n’est plus de savoir si les femmes enceintes allemandes et les chômeurs – euses de France aux affres à la séance conseil peuvent encore prendre des décisions, mais bien plutôt ce que signifie le terme de décision dans un tel contexte. Quelle doctorante en Siences Po ou en sociologie se donnera-t-elle la peine d’assister à une trentaine d’entretiens dans un box de l’ANPE ou de l’Assedic et de réfléchir sur ce qui se passe entre le facilitateur en info à la décision et les DE clients de l’agence ? À défaut d’une docte thèse, nous avons la verve d’une journaliste née qui est aussi une ancienne facilitatrice de l’ANPE. Durant sa fenêtre de tir, elle reçoit, en reprise de stock, un monsieur bouleversé:
J’ai reçu ça ; alors je voudrais conserver ma dignité, vous voyez. Je suis au chômage mais je suis quelqu’un. J’ai refusé une offre de plongeur. Je viens d’entamer mes droits Assedic ; j’ai demandé à bosser dans une zone de cinquante kilomètres autour de mon domicile, et en plus je suis serveur. On m’envoie faire la vaisselle dans un restau à une heure de chez moi ! Et quand j’ai expliqué par courrier pourquoi je n’y allais pas, on m’a répondu par une autre offre de plongeur ! J’ai trois enfants ; j’estime avoir le droit de ne pas bosser à une heure de chez moi en horaires découpés .

Ce demandeur d’emploi ignore sans doute la consigne passée aux agents ANPE : « Emmener les chômeurs récalcitrants vers les emplois pléthoriques ». Voici donc un récalcitrant qui a décidé de ne pas accepter les offres de mission de l’agence parce qu’elles ne correspondent pas à l’idée qu’il se fait de lui-même. Il a décidé aussi d’entamer des droits garantis par ses cotisations à une assurance chômage. Dans ce contexte, le non reste la seule vraie décision. Jusqu’à quand tiendra-t-il le coup?
Silja Samerski a vu des clientes de la consultation génétique ramasser les formules éparpillés sur la table, les jeter à la tête du conseiller et sortir : encore une décision qui n’est pas un choix à marquer d’une croix dans un questionnaire multi-options. La différence entre être une femme enceinte allemande et une chômeuse française est que, dans le premier cas, la bonne conduite lors de l’entretien conseil n’est pas – encore – une condition de la réception d’indemnités alors qu’elle l’est dans le second cas.
Depuis 2006, afin d’améliorer « l’intégration des précisions relatives à l’emploi désiré à son adéquation avec la réalité du marché », l’Assedic opère pour chaque chômeur demandeur d’emploi un calcul du risque permettant d’établir son profil. Risque de quoi ? Risque de rester chômeur, risque de voir son indemnité Assedic rétrécir comme peau de chagrin, risque pour l’agence d’être manipulée par des chômeurs tricheurs, risque surtout, pour les chômeurs à haut salaire de référence (lisez : ayant perdu un emploi bien rétribué) de laisser filer une offre de mission dans un secteur d’offre pléthorique (plongeur, balayeur, caissier dans une grande surface, serveur dans un McDonald). Un premier diagnostic du risque est établi sur la base de préférences (souples, SVP) concernant le « bassin d’emploi », le créneau de « métiers possibles », la « durée du travail recherché » (plein temps ?, mi-temps ?), le « régime particulier » (intermittent ? service rendu au domicile d’une personne handicapée ?), le « salaire de référence » (d’ingénieur ou d’OS ?) assorti de données « dures » comme l’âge, le pays d’origine, les diplômes (« surqualifiés » s’abstenir), le motif d’inscription à l’agence (licenciement ? désaccord avec l’ancien employeur ? instabilité personnelle ?) Le langage est clinique, le chômage est traité comme un mal à soigner, une condition quasi-médicale. Après le diagnostic, la prescription :

Les agents prescrivent, c’est ainsi qu’on nomme leur mission. Ils distribuent, en fonction de la gravités, des ateliers (petit rhume), des accompagnements (grosse bronchite), des accompagnements sociaux (phase terminale). Pas de pilule miracle pourtant. Les taux de réussite de ces prestations sont à relativiser (c’est nous qui soulignons) .

Mis en service en juin 2006 et rendu obligatoire dans les agences ANPE et Assedic, l’outil de profilage permet aux agents de coller une étiquette à leurs chômeurs et de signer avec chacun un contrat personnel « droits et devoirs » impliquant l’acceptation mutuelle de son profil. L’agent ou conseiller pourra alors définir souplement le ‘métier’ recherché et, profil en main, les actions à conduire. Il proposera au chômeur un parcours ‘réaliste’ établi ‘scientifiquement’ sur la base de son profil et de la distance à l’emploi indiquée par l’outil statistique de calcul du risque. Pour sa part, le chômeur sera sollicité d’entériner ce parcours : comme tout client consentant d’une agence de conseil, il sera progressivement entraîné à prendre ses décisions – ses propres décisions - sur la base du profil établi par ses conseillers et à courir sa chance sur la course d’obstacles résultant de ce profil : autonomie contrainte. Tel est, dans la pratique, le nouveau mécanisme de l’hétéro-définition des « pauvres » dans un contexte où le sous-salariat et la précarité deviennent la norme . Une hétéro-définition, raffinement suprême, qui s’appelle décision.
Après un entretien à bâtons rompus sur les antécédents familiaux de sa cliente, le conseiller génétique établit un premier profil de risque et prescrit une première batterie d’examens de laboratoire dont la cliente est sollicitée d’assumer la décision en traçant une séries de croix dans des cases blanches.
Dans les deux cas, la structure du profil et du suivi qui l’actualisera peu à peu révèle un nouveau modèle d’homme moderne que les sociologues Ulrich et Elisabeth Beck qualifient d’homo optionis, être pour lequel non seulement la décision se réduit à un choix entre des possibilités préétablies, mais qui est de plus sollicité de prendre sans cesse des décisions de vie ou de mort, d’identité, d’aspect physique, de mariage, de religion, de liens sociaux et même de sexe. Ce qui est ainsi éliminé de la condition de l’homme moderne c’est tout ce qui pouvait être donné par la tradition, l’histoire, la culture et la nature et se situait ainsi hors du champs des ‘décisions’ à prendre au jour le jour. Pour la plupart des chômeurs, ce donné, cet ‘être’ auquel il faut renoncer au profit d’un aléatoire ‘devenir’, c’est le métier, mot qui dans sa meilleure acception désignait un noyau dur de savoirs, de pouvoir sur le monde matériel, de dignité et d’assurance du lendemain dont chacun était, dans une certaine mesure, doté. Les femmes enceintes qui acceptent un contrat de conseil génétique et les chômeuses et chômeurs dont le ‘revenu de substitution’ dépend d’un contrat d’accompagnement avec l’ANPE, l’Assedic ou une autre agence de placement mettent le doigt dans un engrenage qui transformera en un profil de risque le fruit de leurs entrailles ainsi qu’elles-mêmes, eux-mêmes.
Toutefois, les similitudes s’arrêtent là. Si le suivi génétique de l’agence conseil pour les femmes enceintes est en principe limité à la période de grossesse, la gestation d’une réinsertion réussie peut prendre des années, voir tout ce qui reste d’une vie dite active. Et cette ‘gestation’ d’un travailleur réinséré – jamais, ou presque dans son métier – requiert ! « mobilité géographique et professionnelle » et « flexibilisation du niveau de salaire espéré » : bref tout est à remettre en question ; le chômeur doit être amené à accepter de changer de voie, de lieu d’habitation, de métier, de salaire et c’est cette remise en question qui a nom décision. Et ce travail de réinsertion est de surcroît un rude labeur, qui requiert non seulement de continuelles remises à jour du profil, mais d’instruments matériels: auto pour les candidats envoyés « en mission » à des centaines de kilomètres de leur domicile, et, de plus en plus, Internet pour répondre à temps aux offres récentes : modernisation de la pauvreté oblige ! Peu d’études ont encore été consacrées à la description, la définition et la qualification de l’épuisant travail non productif et non salarié du demandeur d’emploi consciencieux.
D’abord, le candidat à la réinsertion doit se livrer au rituel par lequel le salarié type, prolétaire ou cadre transforme sa force vitale, son corps, soi même en cette marchandise fictive dont le prix se négocie sur le marché du travail.


La colonisation du temps de vie par le travail fantôme
Tous les matins, le travailleur, qu’il soit salarié ou salarié en gestation, doit se tirer du lit, se désodoriser à grand luxe de savon et d'eau chaude, se charger lui-même jusqu'au parc à voiture et se déposer sur le siège avant pour se conduire, comme chauffeur de soi-même, vers le marché du travail où il pourra transformer sa force vitale en force de travail – ou de chômage - dotée de valeur de marché. On prendre le taxi, le métro, l’autobus et faire les frais des ruptures de charge
En ville, la ménagère type se rend plusieurs fois par semaine au supermarché où elle choisit les ingrédients de ce que tant bien que mal, elle transformera en un repas. Voyez comme elle les empile dans le coffre de son auto. Suivez son long parcours à travers les embouteillages et observez comment, après avoir transporté ces marchandises dans son garage, elles les extrait de son auto, les déballe, se débarrasse des emballages, met la soupe Campbell ou Knorr et les légumes congelés sur la plaque électrique. C'est alors seulement que la ménagère pourra devenir cuisinière.
L’étudiant qui bachote, sèche sur un thème ou prépare des examens dans des matières sans relation avec ses intérêts personnels, la mère de famille qui s'efforce de transformer sa progéniture en matière scolarisable capable de produire des heures-fesse silencieuses et évaluables sont également attelés à des labeurs qui ont en commun d’être non productifs, non salariés et exténuants, de même que le chômeur obligé de traverser la ville plusieurs fois par semaine afin de se présenter à l’ANPE et de devenir ainsi une force de chômage certifiée, capable de remplir un « ordre de mission » ou de toucher le coupon qui lui permettra d'obtenir sa pitance jusqu'à sa prochaine convocation au bureau du chômage.
Ce genre de travail, aussi inutile qu’humiliant, généralise la logique du guichet: si tu veux survivre, fais la queue pour recevoir ta feuille jaune ou le chèque de l’Assedic qui te donnera un sursis. Il ne produit pas de biens de subsistance, mais soumet l'obtention de moyens de survie stériles en soi à un contrôle bureaucratique. Pas étonnant que l'énorme fatigue engendrée par ce type de ‘travail’ soit en passe de se transformer en moyen de contrôle préféré de l'État-Marché : le chômeur astreint à la pendularité, par exemple, n'a pas le temps de faire la révolution.
Durant près d’un siècle, plus croissait la sphère du travail salarié, et plus s'étendait son inévitable ombre non salariée. Donnons un nom à cette ombre : le travail de l’ombre, ou mieux : le travail fantôme . Le travail salarié et le travail fantôme ont été aussi inséparables que la froide lumière électrique et son ombre crue. Le travail fantôme est une forme de servitude peut-être pire que l'esclavage de jadis. Comme le travail vernaculaire, il n'est pas salarié, mais ici s'arrêtent les comparaisons. Le travail vernaculaire était communautaire et public. Le travail fantôme est privé et humiliant. Le travail vernaculaire était digne et il produisait directement des biens de subsistance; il était créateur de cultures matérielles innovatrices. Le travail fantôme est improductif; il ne fait que rendre vendables des valeurs qui, dans toutes les cultures du passé, étaient des valeurs d'usage et consommables des biens de marché qui n’acquièrent une valeur d’usage que par un travail fastidieux. Le travail fantôme du migrant pendulaire le transforme en force de travail monnayable. Le travail fantôme de la ménagère dote des biens de marché d’une valeur d’usage. Le travail fantôme détruit la culture matérielle traditionnelle en plongeant le travailleur fantôme – qu’il soit salarié ou chômeur - dans un monde immatériel et irréel, un monde virtuel.
Ce qu’il reste de deux siècles de culture du travail ressemble de plus en plus au « pays des longues ombres ». La lumière devient blafarde, l’ancien soleil du travail peine de plus en plus à se maintenir au-dessus de la ligne d’horizon. Mais son ombre ne cesse de s’allonger : il faut craindre que, bientôt, pour tout un chacun, les heures de travail fantôme obligatoire seront plus longues que les heures de travail salarié, productif ou non.
Le travail fantôme est l’effort sans salaire qu’il faut incorporer à une valeur d’usage pour en faire une valeur d’échange présentable sur un marché. Ou c’est, à l’inverse, le travail qu’il faut ajouter à une valeur d’échange pour en faire une valeur d’usage. Le migrant pendulaire transforme ainsi sa force vitale, lui-même, sa nature en force de travail en la transportant sur le marché du travail. La ménagère transforme des biens markétises, emballés, surgelées et parfois toxiques en équivalents de repas sur la table familiale.

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